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28 septembre 2009 1 28 /09 /septembre /2009 10:15
Risque de fichages, stigmatisations, banalisations ...
Numéro 461  voir site

Informatisation dans le travail social = danger
Sous ses aspects ludiques et terriblement performants, l’ordinateur lance un authentique défi aux professions sociales : dans le but de mieux venir en aide aux populations en difficulté, on commence par faire entrer des individus et des familles sur un fichier, on continue en connectant les différents fichiers entre eux, puis on dresse des tableaux statistiques par quartier. Et… on en arrive à des fichiers nominatifs sur ces usagers à problèmes. Explications sur des dérives quasi inévitables

C’est la routine : l’inspecteur à l’enfance reçoit un signalement via le SNATEM (Service national d’accueil téléphonique pour l’enfance maltraitée). Il adresse une demande d’enquête à madame X assistante sociale de secteur qui va pour cela évaluer les conditions de vie et d’éducation de l’enfant et de la famille Y. La fiche récapitulative reprenant les éléments transmis lors de l’appel téléphonique au numéro du SNATEM (119) est jointe.

L’assistante sociale ne connaissant pas la famille concernée, elle prépare sa première visite avec minutie. En effet, elle va devoir informer un couple de parents des suspicions qui pèsent sur eux : il faut éviter à tout prix qu’ils ne lui ferment la porte au nez dans les dix premières secondes. D’où un examen attentif de la fiche du SNATEM. Celle-ci se termine par l’indication légale : « En application de la loi du 6/1/1978, relative à l’informatique, aux droits et aux libertés, vous bénéficiez d’un droit d’accès et de rectification des informations vous concernant. »

Étonnement de l’assistante sociale qui s’interroge : il y a donc un fichier informatique au SNATEM répertoriant les coordonnées des familles supposées « maltraitantes » ? Qui peut accéder et surtout rectifier les données qui y sont intégrées ? Les principaux intéressés ? Les services sociaux ? En tout cas pas l’aide sociale à l’enfance ! L’inspecteur, contacté, répond : « je n’ai pas les moyens en personnel. Si toutes les familles veulent faire valoir leur droit… De toute façon, c’est un dossier justice puisque c’est le procureur qui fait la demande ! Qu’ils s’adressent à la justice ! »

L’assistante sociale fait observer que « c’est grave, car si le danger n’est pas fondé, cela veut dire que les gens sont fichés comme maltraitants à tort ! » Et l’inspecteur de répondre : « vous m’agacez avec vos questions métaphysiques ! »

Et pourtant, après enquête, il s’avérera que la famille Y n’était pas en difficulté, pas plus que leur enfant, et que le signalement les concernant était un geste de malveillance. Ce genre de situation représente, heureusement, un pourcentage des appels téléphoniques faible, mais néanmoins régulier. Cela ne remet en cause ni l’utilité, ni la pertinence du SNATEM, l’enquête sociale étant là justement pour vérifier la valeur des signalements. Et de ce côté-là, le dispositif fonctionne bien. Ce qui pose problème en revanche, c’est que cette famille a continué, à son insu, de figurer, pendant deux ans, sur un fichier informatique sous la rubrique « risque de maltraitance ».

Une rectification aurait dû intervenir à l’issue de l’évaluation sociale. Mais, l’inspecteur à l’enfance ne renvoie les résultats de l’intervention au SNATEM… qu’une fois par an… au mois de décembre ! Ce qui choque dans une telle affaire, ce ne sont pas tant les dysfonctionnements des dispositifs — aucun système ne peut prétendre en être exempt — c’est l’extrême banalisation de ces dysfonctionnements. Comme le dira plus tard l’inspecteur : « elles n’ont pas autre chose à faire les assistantes sociales que de s’occuper de ça ?» Et, comme on le comprend. L'administration est vraiment trop débordée, semble-t-il penser, pour se préoccuper de telles futilités. Décidément, ces assistantes sociales devraient se contenter de faire leur travail sans poser des questions idiotes.


Ficher les plus pauvres ?


Six départements ont adopté le progiciel ANIS qui permet de connecter toutes les données récoltées sur une même famille dans les différents services fréquentés relevant du conseil général : service social départemental (assistante sociale de quartier), protection maternelle et infantile (médecin et puéricultrice prenant en charge les 0-6 ans), ou encore aide sociale à l’enfance (aide éducative et placement d’enfants).

Même si l'informatique peut apparaître au premier abord comme un outil particulièrement utile, permettant d’apporter de la cohérence dans l’intervention sociale, et d’améliorer la situation des usagers, le principe de cette centralisation des informations a dès le début inquiété certains professionnels (cf. Lien Social n°406 : « Le social doit-il s’ouvrir à l’informatique ? »). On leur a répliqué alors qu’il n’y avait rien à craindre, qu’aucun dérapage ne pouvait se produire.

Et pourtant : le département de l’Ain trouve pertinent de rajouter à ANIS une liste d’appréciations que l’intervenant social doit cocher (ou non). On y trouve des items tels : «difficulté psychologique», «capacité à établir des liens affectifs», «état de dépendance (exprimé/reconnu)», «difficulté à accomplir actes de la viequotidienne», «difficulté intégration sociale», «engagement de la personne/prendre conscience de la réalité». Répondre à un tel questionnaire représente un double risque : celui tout d’abord d’évaluer des notions particulièrement subjectives sans aucune possibilité de nuance, et celui ensuite d'enfermer des usagers dans des petites cases arbitraires et figées. «Il n’est nullement obligatoire de les remplir» plaide Thierry Clément, directeur de la prévention et de l’action sociale au sein du Conseil général de l’Ain
(1). La CNIL (Commission nationale de l’informatique et des libertés) accepte l'argument dans un premier temps et autorise ce dispositif en novembre 1997.


Le sens de la dérive est ici bien perceptible : on commence par faire entrer des individus et des familles sur un fichier, on continue en connectant les différents fichiers entre eux, puis, progressivement, on dresse des tableaux statistiques par quartier. Et puis, bien sûr, dans le but de mieux venir en aide aux populations en difficulté (dont les problèmes auront été définis scien-ti-fi-que-ment par l’ordinateur), on en arrivera à opter pour des fichiers nominatifs qui permettront de savoir qui sont ces usagers à problèmes.

Naturellement, l’irruption du Front national dans les collectivités locales (l’Ain faisant partie de la région Rhône-Alpes !) fait peur : de tels fichiers présentent le risque de tomber entre les mains de personnes pas vraiment bien intentionnées. Mais, ce que démontre surtout cette affaire c’est comment, au nom de la technique et de l’efficacité, une fois de plus, le résultat passe avant l’éthique : on fait d’abord, on s’interroge ensuite.

Un certain nombre d’associations comme la Ligue des droits de l’homme, le Collectif informatique fichiers et liberté ou encore le Collectif pour les droits des citoyens face à l’informatisation de l’action sociale regroupées dans des collectifs de vigilance saisissent la CNIL qui se ravise et rend le 13 octobre une délibération leur donnant pleinement raison (voir
encadré).


Le pourquoi doit passer avant le comment


L’informatisation de l’action sociale et du travail social est en marche avec plus ou moins de bonheur selon les modalités de réalisation, avec ou sans la participation des personnels intéressés. Certains sont initiateurs et partisans enthousiastes des projets conduits dans leur institution. D’autres s’y opposent d’une manière passive ou bien en critiquant ouvertement la taylorisation des tâches et la standardisation des pratiques.


Qu’un dispositif soit mis en place pour faciliter la connaissance statistique, la gestion des dossiers, l’emploi du temps des professionnels, les échéances des contrats, des rapports à rédiger, le rappel des priorités des actions à engager, le suivi des moments importants de la vie des usagers, le carnet de bord des interventions, la vision rapide et complète de l’historique d’une situation pouvant être réactualisée régulièrement etc. tout cela ne peut rencontrer que l’enthousiasme et l’adhésion des professionnels. Mais, curieusement ce n’est pas là-dessus qu’on remarque l’utilisation de l’informatique dans les services.

 Les seuls logiciels existant, ce ne sont pas ceux qui offrent aux professionnels une aide dans l’organisation de leur travail, mais ceux proposant une lisibilité quantitative et statistique du secteur social. Car ne nous leurrons pas. Cette informatisation n’est pas seulement le produit de l’émergence des nouvelles technologies d’information et de communication qui envahissent progressivement tous les aspects de notre vie. C’est aussi le résultat d’une volonté politique visant à maîtriser les dépenses sociales et médico-sociales à partir d'un outil permettant avant tout de se procurer des données sociales fiables. La hantise de la gestion purement financière l’emporte dans une période où ce qui prévaut avant tout c’est bien la « rationalisation des choix budgétaires ». C'est bien là où gît le lièvre.

 Le travail social agit en permanence dans la complexité des situations rencontrées qui ne peuvent se réduire à quelques items préétablis. Chaque usager est unique et l’action engagée avec lui ne peut relever que de la singularité. La dynamique de l’aide se construit dans l’ici et le maintenant : le travailleur social ne connaît pas la réponse à la problématique qui lui est soumise avant qu’elle ne se crée et s’élabore dans la rencontre.

L’informatique, elle, ne peut engranger que du possible et du préexistant. Elle ne connaît pas l’utopie qui constitue l’un des moteurs de l’humanité. Le flou, l’incertitude, la complexité, l’imprévisible, le temps nécessaire à écouter la personne ne sont pas des données intégrables à l’ordinateur. Ces notions sont pourtant à la base du travail social qui décidément n’est pas modélisable. Comment traduire une relation en variable sélectionnée à l’avance ? C’est bien pour cela que la possibilité d’accéder aux informations recueillies par d’autres est un outil à double tranchant. Certes, cela représente un gain de temps : on évite d’avoir à refaire tout un cheminement. Pour autant, on risque aussi de reproduire certaines évaluations déjà faites sans se donner les moyens d’assurer sa propre approche.

 Combien de professionnels choisissent de ne prendre connaissance des dossiers et rapports qu'après avoir rencontré l’usager, et ce afin d’engager leur action à partir de leur propre représentation. Une telle approche présente le risque de générer les mêmes erreurs mais a l’avantage de ne pas reproduire obligatoirement les mêmes blocages, de donner une nouvelle chance, un nouveau départ quand il y a changement d’intervenant socio-éducatif.


Si toutes ces questions se posent déjà aujourd’hui, on peut imaginer la paralysie et la pétrification que propose potentiellement une informatisation qui réduirait l’individu à un code binaire (0/1, oui/non), mais qui en plus soumettrait cette mise en perspective à tous les intervenants.


La rencontre entre l’ordinateur et la relation d’aide a créé un malentendu majeur : science du quantifiable face à l’art de l’indicible pourrait-on dire. Ce qui ne pose pas problème pour le premier est une objection majeure pour le second : on ne peut faire entrer dans la machine que des données anonymisées. Tout à fait réalisable sur un plan technique cette exigence est peu compréhensible chez les informaticiens pour qui calculs mathématiques, prévisions météorologiques, budget, ou… fichiers de noms ou de données ne sont que des informations à traiter. D’où la nécessité d'exiger des dispositifs de sécurité, des contrôles d’accès et surtout des codages permettant de ne pas recouper telle indication avec tel nom.


Sous ses aspects ludiques et terriblement performants, l’ordinateur lance donc un authentique défi aux professions sociales. Les professionnels doivent s' interroger sur ses implications, non dans un quelconque réflexe réactionnaire de repli sur soi et de rejet de la nouveauté, mais bien dans une logique d’assimilation et d’incorporation. Ils doivent rester maîtres de cet outil et de leur méthodologie. Ils doivent surtout préserver la vie privée des usagers et veiller à ce que le principe du secret professionnel ne soit pas violé au prétexte de modernité et d’efficacité. L’idée reste la même quelle que soit la technique : l’homme doit dominer l’outil et non l’inverse.


Jacques Trémintin

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